La convention no 158 sur le licenciement est l’objet d’une deuxième réclamation devant l’Organisation internationale du Travail de la part des deux grandes confédérations syndicales françaises. Ces derniers mois, quelques jugements des conseils de prud’hommes ont trouvé une alliée inespérée dans la convention no 158 pour majorer les indemnités de licenciement soumises à un barème après les ordonnances de septembre 2017.
Dans cette note, je rappelle les tensions entre partenaires sociaux à l’OIT à l’égard de trois conventions internationales du travail : la convention no 87 (liberté syndicale – droit de grève), la convention no 158 (licenciement) et la convention no 169 (consultation des peuples autochtones). Ses trois conventions se trouvent dans une zone de turbulences due aux approches opposées entre partenaires sociaux sur la manière de mettre en œuvre leurs principales dispositions. Le contexte international est favorable aux réformes du marché du travail visant à rendre moins couteux pour les entreprises les départs des travailleurs. Les modalités des indemnités de licenciement ont été examinées dans le cadre d’une réclamation soumise au Conseil d’administration de l’OIT, en mai 2012, par les deux grandes confédérations syndicales espagnoles.
Le convention no 158 dans les jugements des prudhommes et une deuxième réclamation à l’OIT des confédérations françaises
Dans une note précédente[1], j’ai analysé le jugement du 13 décembre 2018 du conseil des prudhommes de Troyes. Ce jugement a pris à son compte l’interprétation du Comité Européen des Droits Sociaux de l’article 24 de la Charte sociale européenne vis-à-vis de la loi finlandaise. Le raisonnement du conseil des prudhommes de Troyes me semble peu cohérent avec la lecture que font les organes de contrôle de l’OIT de l’article 10 de la convention no 158.
Un jugement du Conseil de prud’hommes de Paris, prononcé le 22 novembre 2018 et notifié le 1 mars 2019, a particulièrement attiré l’attention compte tenu de l’initiative unilatérale de la présidente CGT du conseil d’insérer, dans la version finale du jugement, une référence à l’article 24 de la Charte sociale européenne et à l’article 10 de la convention no 158, sans l’accord des autres conseillers.
Comme l’indique Bertrand Bissuel dans l’édition du 15 mars 2019 du journal Le Monde du 15 mars 2019, la décision du Conseil de prud’hommes considère que l’employée avait été licencié sans cause réelle et sérieuse et alloue des dommages-intérêts dont le montant correspond à la grille adoptée par la loi en vigueur, ce qui avait été accordé par l’ensemble des conseillers. Toutefois, selon les informations recueillies par Le Monde auprès de sources patronales, la présidente a rédigé, seule, le jugement, et elle a fait le choix de mentionner la Charte sociale européenne et la convention 158. Selon le journal, « Il semble qu’elle ait voulu évoquer les deux conventions internationales, de manière à rappeler que le barème Macron peut être écarté. Un geste militant, en somme, mais dont la pertinence juridique s’avère incertaine ».
Le texte du jugement se lit ainsi :
… « le conseil requalifie le licenciement en un Licenciement Sans Cause Réelle et Sérieuse et ordonne à […] de verser à Madame […] la somme de 13500,00 euros au titre des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse au visa de l’article 24 de la Charte sociale européenne et des articles 4 et 10 de la convention 158 de l’OIT ».
L’article 4 de la convention no 158 définit les conditions d’un licenciement justifié : « Un travailleur ne devra pas être licencié sans qu’il existe un motif valable de licenciement lié à l’aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service ». On voit que la convention autorise un licenciement justifié. Le compromis international, acquis à l’OIT après une âpre discussion tripartite, n’impose pas à un employeur « une cause réelle et sérieuse » pour donner fin à un contrat de travail. La « cause réelle et sérieuse » est une notion spécifiquement française.
Dans le cas soumis à l’attention du conseil des prud’hommes, il a été établi que l’employée licenciée s’est rendue responsable d’un certain nombre d’oublis ou d’erreurs en relation avec les paiements des cotisations de prévoyance en 2017. Elle a eu aussi des difficultés relationnelles avec sa hiérarchie. Ces éléments peuvent donc être constitutifs d’un « motif valable de licenciement » lié à la conduite d’un travailleur ou fondé sur les nécessités de l’entreprise pour d’autres pays qui ont ratifié la convention no 158.
L’article 10 de la convention no 158 ne prévoit pas le versement des « dommages et intérêts », notion liée aux conséquences du non-respect des dispositions contractuelles. L’article 10 de la convention stipule que les tribunaux, en cas de licenciement injustifié, « devront être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée ». La convention ne définit pas ce qui doit être considérée comme une indemnité « adéquate » ou bien une réparation « appropriée ». Chaque pays choisit la manière de définir la nature et le montant de l’indemnité « adéquate » et de la réparation « appropriée ».
Les 35 pays qui ont ratifié la convention no 158, dont dix de l’Union européenne, sont tenus d’indiquer dans les rapports réguliers soumis à l’attention de la Commission d’experts en application des conventions et recommandations, si les tribunaux sont habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate (en indiquant comment le montant de l’indemnité est fixé) ou de toute autre forme de réparation considérée comme appropriée (en indiquant en quoi consiste cette réparation).
Les organisations syndicales qui ont des doutes sur une réforme du droit du travail et sa conformité avec la une convention internationale du travail ratifiée, peuvent adresser leurs observations à la commission d’experts. Lors des réunions qui ont eu lieu en novembre-décembre 2017 et 2018, la commission d’experts aurait déjà eu l’opportunité d’analyser les arguments des interlocuteurs sociaux intéressés. Toutefois, la procédure de réclamation engagée par la Confédération générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO) et la Confédération générale du travail (CGT) devant le Conseil d’administration de l’OIT a eu comme conséquence de suspendre l’examen régulier de la commission d’experts et ouvrir une procédure longue, qui dure depuis plus de de deux années, depuis l’établissement d’un comité tripartite en mars 2017.
Il est à noter qu’une réclamation devant le Conseil d’administration de l’OIT n’a aucun effet suspensif. De même, les commentaires formulés par la Commission d’experts sur les modalités dont un pays rend effective une convention ratifiée « ont un caractère non contraignant, leur objet étant de guider l’action des autorités nationales. Ils tirent leur valeur persuasive de la légitimité et de la rationalité du travail de la commission qui est basé sur son impartialité, son expérience et son expertise[2]».
La démarche de la CGT-FO et la CGT a été de porter au niveau international leur doutes sur la conformité de la réforme législative avec la convention no 158 et d’obtenir du Conseil d’administration la création d’un comité tripartite. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’intérêt des conseillers travailleurs siégeant aux conseils de prudhommes de multiplier des décisions alléguant que le barème des indemnités établi par les ordonnances de septembre 2017 est contraire à la convention no 158.
Tant que le comité tripartite n’a pas finalisé son travail, les décisions prises par les instances judiciaires françaises pourront être portées à son attention, ce qui peut expliquer l’empressement de la conseillère CGT d’insérer, dans le jugement du 22 novembre 2018, les mots «au visa de l’article 24 de la Charte sociale européenne et des articles 4 et 10 de la convention 158 de l’OIT ».
La convention no 158 et les autres tensions à l’OIT entre partenaires sociaux : droit de grève (convention no 87) et consultations préalables avec les peuples autochtones (convention no 169)
Le secteur employeur a rapidement rompu le consensus qui avait permis l’adoption en 1982 d’une convention et d’une recommandation sur le licenciement injustifié. En 1995, l’étude d’ensemble de la commission d’experts n’a pas donné lieu à un consensus tripartite lors à la Conférence internationale du travail, et a creusé la distance entre les interlocuteurs sociaux.
Le Groupe de travail sur la politique de révision des normes, crée par le Conseil d’administration en 1997, présidé par Jean-Louis Cartier, un haut fonctionnaire du Ministère du Travail, a conclu ses travaux une décennie plus tard, en faisant de la convention no 158 le seul cas où les partenaires sociaux n’étaient pas en mesure d’accepter de promouvoir sa ratification ou bien de considérer la possibilité de réviser ses dispositions.
Pour essayer de sortir la convention no 158 de cette zone de turbulences, une réunion tripartite d’experts spécialement consacré à la convention no 158 a été convoqué par le Conseil d’administration en avril 2011. Le BIT avait produit une documentation élaborée et détaillée , en étroite consultation des unités chargées des relations avec les syndicats et les organisations patronales. Cette documentation est toujours disponible sur Internet[3]. Le président de la réunion, Greg Vines, à l’époque représentant gouvernemental de l’Australie et qui est devenu Directeur général adjoint du BIT dans l’équipe de Guy Ryder, ainsi que Yves Veryer, le porte-parole des experts travailleurs, ont insisté pour que l’OIT promeuve la ratification et la mise en œuvre de la convention no 158 « en clarifiant ses objectifs et son contenu, et en particulier en mettant l’accent sur ses clauses de flexibilité ». Pour sa part, les représentants employeurs ont admis qu’une protection devait être offerte aux travailleurs en cas de licenciement, mais ils ont exprimé leur opposition à l’éventualité des nouvelles ratifications de la convention. Les représentants employeurs ont fait pression pour l’abrogation de la convention[4].
L’attitude des représentants patronaux essayant d’imposer leur manière d’interpréter une convention s’était violemment manifesté en juin 2010 dans le cadre d’une discussion tripartite sur l’application de la convention no 169 (peuples autochtones). Devant le manque récurrent de respect de l’obligation qui impose dans la convention no 169 de consulter les communautés autochtones avant d’exploiter des ressources naturelles dans leur territoires ancestraux, la commission d’experts avait requis la suspension de certaines activités minières en Colombie, Guatemala et Pérou. Les représentants employeurs à la commission de la Conférence ont fait exploser leur colère contre le travail de la commission d’experts qui voulait garantir des consultations préalables avec les communautés indigènes dans les pays qui ont ratifié la convention no 169. La convention no 169 a été ratifié par 23 pays dont 14 en Amérique latine. Toutefois, les enjeux économiques que sous-entend la convention no 169 sont comparables à ceux que sous-entend la réglementation du licenciement.
En juin 2012, une crise généralisée du système de contrôle de l’OIT a éclaté quand le fonctionnement de la Commission de l’application des normes de la Conférence est resté bloqué devant le conflit ouvert entre partenaires sociaux. L’interprétation de la commission d’experts du droit de grève dans la convention no 87 (liberté syndicale) a été contesté par les employeurs. La commission d’experts considère que le droit de grève est issu de la convention no 87, convention ratifiée par 155 pays, mais qui ne fait pas une référence expresse au droit de grève. Le blocage persiste et continue à peser sur le fonctionnement quotidien de l’Organisation.
C’est dans ce contexte que les grandes confédérations espagnoles – l’Union Générale des Travailleurs et les Commissions Ouvrières – ont soumis, en mai 2012, une réclamation devant le Conseil d’administration portant sur la non-conformité de la réforme du droit du travail avec la convention no 158.
La réforme des indemnités de licenciement en Espagne portée devant le Conseil d’administration de l’OIT
Sans l’accord des syndicats, le gouvernement conservateur issu des élections législatives de novembre 2011, avait décidé de continuer les réformes du marché du travail, déjà entamées par le précédent gouvernement socialiste. Selon le gouvernement et les milieux patronaux, pour réduire le taux de chômage, il fallait diminuer la protection des travailleurs accordée par la Charte des travailleurs, le code du travail espagnol. Les autorités voulaient surmonter la crise bancaire et de la dette souveraine de la zone euro, sans accord formel avec le Fonds monétaire international et les institutions européennes.
Le choix des groupes du Conseil d’administration pour composer le comité qui devait examiner la réclamation sur la convention no 158 fut le suivant : le professeur Raffaele De Luca Tamajo (membre gouvernemental, Italie); le Dr. Alberto Echavarría Saldarriaga (membre employeur, Colombie) et Yves Veyrier (membre travailleur, France). Cette composition a été connue en mars 2013, et le comité s’est réuni formellement en deux occasions, avant de soumettre son rapport au Conseil d’administration et conclure son travail, en juin 2014.
D’une manière générale, le comité tripartite a reconnu que le gouvernement espagnol avait touché les limites de la souplesse autorisée par la convention no 158. Le comité tripartite a insisté sur l’importance « de règles partagées par les partenaires sociaux dans le domaine particulièrement important qu’est celui des relations professionnelles » . Le comité a dit au gouvernement espagnol qu’il pouvait faire mieux, c’est-à dire, « intensifier les efforts tendant au renforcement du dialogue social et, en consultation avec les partenaires sociaux, à apporter aux difficultés économiques présentes des solutions qui soient conformes à la convention n o 158 ».
Le comité tripartite a aussi considéré que « il n’est pas prouvé qu’il existe un lien direct entre la facilitation des licenciements et la création d’emplois ».
L’UGT et Comisiones Obreras ont soutenu que les nouvelles dispositions de la Charte des travailleurs portant suppression des « salarios de tramitación » était contraire à l’article 10 de la convention. Les « salarios de tramitación » sont les indemnités attribués aux salariés licenciés pendant la durée de la procédure de licenciement.
Avant la réforme de 2012, l’article 56 de la Charte des travailleurs disposait que, si le licenciement est déclaré injustifié, l’employeur peut soit réintégrer le travailleur, soit résilier le contrat de travail. Dans ce dernier cas, il devait verser au travailleur une indemnité équivalant à 33 jours de salaires par année de prestation de services. La réglementation introduite par le gouvernement Rajoy dit que, si l’employeur choisit de dissoudre la relation de travail en versant l’indemnité correspondante, il n’est pas tenu de verser des « salarios de tramitación » mais qu’il devra le faire s’il réintègre le travailleur. Par conséquent, un travailleur licencié de manière injustifiée conserve le droit de percevoir les salaires échus entre la communication du licenciement et la notification de la décision de justice, uniquement et exclusivement si l’employeur choisit de le réintégrer. Selon les deux confédérations, cette suppression ne donnait pas au travailleur une protection réelle et effective contre les licenciements illégaux ou sans motif, comme prévu par l’article 10 de la convention. Les deux confédérations ont aussi souligné que le nouveau mécanisme peut rendre plus onéreuse la réintégration du travailleur que son indemnisation, comme c’est le cas pour les travailleurs ayant peu d’ancienneté dans l’entreprise.
Le comité tripartite a admis que la suppression des « salarios de tramitación » n’empêchait pas d’assurer l’effectivité de l’article 10 de la convention – il s’est en exprimé ainsi:
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Le comité note également que l’article 10 de la convention parle du «versement d’une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée», sans mentionner spécifiquement l’institution des « salarios de tramitación ».
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Le comité considère que, bien que les modifications introduites par la réforme législative de 2012 ont supprimé le versement des «salarios de tramitación» lorsque l’employeur opte pour la résiliation du contrat de travail après décision judiciaire déclarant le licenciement injustifié, elles n’ont pas éliminé pour autant le versement d’une indemnité en raison de la rupture de la relation de travail tel que prévu par l’article 10 de la convention no 158. Les juges espagnols continuent d’être habilités à ordonner le versement d’une indemnité adéquate ou d’une autre forme de réparation considérée comme appropriée dans le cas où ils parviennent à la conclusion que la rupture de la relation de travail était injustifiée.
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Le comité considère que le gouvernement devrait continuer de donner des informations sur la nature des réparations ordonnées par les décisions judiciaires ayant déclaré injustifiées des mesures de licenciement.
Les modifications apportées au régime d’indemnisation du licenciement par le gouvernement espagnol ont été considérées conformes à la convention no 158, malgré le manque de concertation sociale, fréquent au moment de l’adoption des réformes du marché du travail voulues par plusieurs gouvernements européens. Dans les termes de l’article 10 de la convention, les tribunaux nationaux décident du versement des indemnités adéquates et des réparations appropriés et l’organe régulier de contrôle de l’OIT – la commission d’experts – est tenue informée de l’évolution de la jurisprudence.
En attendant le rapport du comité tripartie…
En attendant le rapport du comité tripartite qui examine l’application de la convention no 158 en France, ces informations devraient contribuer à réfléchir sur les limites du travail des organes de contrôle de l’OIT[5].
Au moment de fêter le centenaire de l’OIT[6], on peut rappeler que les comités tripartites de l’OIT ont servi de modèle aux « panels » constitués pour régler les conflits commerciaux dans le cadre du GATT, l’ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce. On oublie souvent l’expérience de la Société des Nations et les « comités de trois » qui devaient régler les conflits des minorités. Devant la montée des tensions en Europe, la Société des Nations a été paralysée – et les minorités ont été les premières victimes de la guerre.
Les héritiers de Leon Jouhaux, Arthur Fontaine et Albert Thomas, rédacteurs en 1919 de l’acte constitutif de l’OIT, devraient pouvoir encadrer, par la concertation sociale, le niveau adéquat et raisonnable des indemnités de licenciement. Le cas échéant, les tribunaux de troisième instance exerceront leur contrôle sur les jugements des conseils de prudhommes.
[1] https://natanelkin.com/2019/03/15/un-jugement-du-conseil-des-prudhommes-la-convention-no-158-et-indemnisation-du-licenciement/
[2] Voir le paragraphe 32 à la page 12 du rapport de 2019 de la commission d’experts.
[3] https://www.ilo.org/global/standards/WCMS_151230/lang–fr/index.htm
[4] Voir le point 2 du paragraphe 127, « le document final de la Réunion tripartite d’experts chargés d’examiner la convention no 158 et la recommandation no 166, adopté par les experts gouvernementaux et travailleurs » et la position des experts employeurs au paragraphe 124 du document TMEE/C.158-R.166/2011/2.
[5] https://natanelkin.com/2018/06/13/matanza-de-dirigentes-indigenas-de-saweto-sin-condenar-la-oit-deja-prosperar-la-impunidad/
[6] https://natanelkin.com/2018/12/24/pour-le-centenaire-de-lorganisation-internationale-du-travail/
[…] deux notes publiées en mars et en avril, j´avais anticipé les orientations qui pourrait prendre la Cour de Cassation lors de l´examen […]