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En cette année du centenaire de la naissance de Jorge Semprún, j´ai découvert qu´il avait été inhumé à Garentreville, près de Nemours, dans le département de Seine-et-Marne, le département où se trouve notre maison à l´orée de la forêt de Fontainebleau. En octobre 1943, jeune résistant, Semprún est arrêté à Joigny, une très belle ville au bord de l´Yonne, dans la grange d´Irène Rossel-Chiot, « résistante et franc-maçon ».
En octobre 1943, au moment de la rencontre entre Irène Chiot-Rossel et Jorge Semprún, elle a 45 ans et est la responsable d´une équipe de combattants aguerris dans l´Yonne. Jorge Semprún a 20 ans, est un membre actif d´un réseau qui récupère les parachutages d´armes et d´autres matériels de combat envoyés de Londres. Les circonstances qui ont rendu possible la rencontre d´Irène et Jorge font partie des écrits littéraires de Semprún.
La personnalité d´Irène Chiot est connue des spécialistes de la Résistance, mais le profil de son mari – Léonide Rossel, a été quelque peu oublié notamment dans la note sur Irène Chiot [ARCHIVE] de l´Association pour la Recherche sur l´Occupation et la Résistance dans l´Yonne (ARORY) qui affirme qu´elle avait été « mariée en 1922 mais rapidement divorcée », sans mentionner le nom de Léonide Rossel. Toutefois, lors du colloque « Irène Chiot-Rossel. Héroïne de la Résistance, martyre la Déportation, citoyenne jovienne », qui a eu lieu le samedi 7 octobre 2023, les intervenants ont assuré qu’il n´y avait pas de traces du divorce et que la fiche de l´ARORY allait être corrigé.
Dans l´étude publiée par Catherine Monjanel, en 2021, il est rappelé que Léonide était né à Vilne, en 1889, la ville capitale de la Lituanie, à l´époque en Russie; il arrive en France en 1909 et en 1914 s´engage dans la Légion étrangère et combat pendant la Grande Guerre. Le mariage avec Irène a eu lieu à Joigny, en août 1922. Ils sont des militants socialistes révolutionnaires, très engagés dans l´écriture de journaux et les activités syndicales.
Au début de l´occupation allemande, selon la déposition de la mère de Irène à la Libération, Léonide s´est caché un temps à Joigny. Par la suite, il a essayé de vivre à Marseille, mais a été arrêté à Saint-Maximin et envoyé à Drancy, le 21 février 1944. De Drancy, il écrit à Irène pour essayer d´obtenir une copie du livret de famille, selon les informations données par Corinne Benestroff au colloque de Joigny (octobre 2023). Léonide sera déporté à Auschwitz, le 7 mars 1944, avec le convoi no 69 et assassiné à 55 ans.
Le 7 octobre 1943, des membres du groupe d´Irène Chiot font sauter sept wagons d´armements et d´explosifs, à Pontigny. Le lendemain, des agents du SD (SicherheitDienst) arrêtent Jorge et Irène à la ferme, au 28 rue d´Epizy, à Joigny. Après un séjour à la prison d´Auxerre, où Irène et Jorge seront torturés, en janvier 1944, Irène partira à Ravensbruck et Jorge à Buchenwald. Après Ravensbruck, Irène est transférée dans une unité de travail forcé, à Hanovre-Limmer, pour mourir du typhus, consciente, le 6 juin 1945, à Bergen-Bersen, à peine libéré.
Je pars de l’hypothèse qu´il a été avisé pour Irène Chiot d´éviter d´utiliser son nom de femme mariée pour mener ses activités de résistante. De la même façon que l´arrestation simultanée de Jorge Semprún et d´Irène Chiot a été un élément décisif pour continuer à s´intéresser actuellement au profil particulier d´Irène, la personnalité de Léonide Rossel devrait être mieux connue. Léonide éclaire la personnalité d´Irène : elle a partagé avec Léonide ses idéaux, elle fut militante SFIO et a écrit au journal du Parti, Le Populaire, sur la protection de l´enfance et les conditions du travail dans l´industrie, selon la note de Catherine Montjanel. Selon la même source, Léonide Rossel restera jusqu´en 1938, secrétaire du syndicat des travailleurs russes, affilié à la CGT.
Le destin du juif lithuanien Léonide Marcel Rossel, combattant à la Légion étrangère pendant la Grande Guerre, socialiste révolutionnaire, gazé à Auschwitz, recèle des mystères qui mériteraient d´être mieux compris. Il a eu une relation avec une orpheline dans une institution dont Irène avait la responsabilité, de cette relation est né un fils, qui a été élevé par sa mère, et qui a connu, seulement à l´âge adulte l´identité de son père naturel. Au colloque du 7 octobre, nous avons eu l´occasion de parler avec la petite-fille de Léonide.
Par ailleurs, l´arrêté du 14 septembre 1998 portant apposition de la mention « Mort en déportation » sur les actes et jugements déclaratifs de décès, mentionne les noms de « Rossel, née Chiot (Irène), le 21 juin 1898 à Perreux (Yonne), décédée le 6 juin 1945 à Bergen-Belsen (Allemagne) » et de «Rossel (Léonide, Marcel), né le 9 octobre 1889 à Vilna (Russie), décédé le 12 mars 1944 à Auschwitz (Pologne) ».
Les circonstances qui ont permis à Jorge Semprún de survivre à Buchenwald occupent une partie importante de son œuvre littéraire, cinématographique et politique. Pour illustrer la personnalité d`Irène Chiot-Rossel, je reprends dans ce document les paragraphes que Semprún a consacré aux quatre épisodes suivants : leur rencontre à Joigny, le séjour en prison à Auxerre ; une conversation avec Henri Frager, un dimanche à Buchenwald et au retour de la guerre, la visite à la mère d´Irène avec Michel Herr.
Irène Chiot dans les souvenirs de Jorge Semprún
Dans « Le grand voyage », publié en 1963, son premier livre, Semprún se remémore des moments décisifs qu´il a vécu à Joigny : au matin du 8 octobre 1943, Irène a été repérée par deux Gestapistes et une traductrice, à la recherche du groupe qui avait fait exploser les wagons contenant des munitions allemandes à Laroche-Migennes.

RUE Irène CHIOT 1989 – 1945 / Journaliste-Assistance sociale/Seule femme dans l´Yonne à avoir constitué un groupe de résistance. / Mouvement F.T.P. et réseau Jean-Marie Buckmaster./Morte le 06 juin 1945 au camp de Bergen-Belsen. Nouvelle plaque dévoilée le dimanche 8 octobre 2023.
A son réveil, dans la cuisine de la grange, rue d´Epizy, Gérard/Jorge entend qu´Irène lui dit, d’une voix calme, d’une voix douce : « C’est la Gestapo, Gérard », elle souriait » (Annexe I). Irène parle d´une voix calme et douce, pour donner des informations précises. Ce trait de la personnalité d’Irène se retrouve dans l´épisode suivant, à la prison d´Auxerre : Irène communique par écrit à Jorge qu´elle refuse de devenir un agent double : « Vous me voyez en agent double ? » demandait Irène, et elle soulignait son mot d’un trait de crayon rageur (Annexe II).
L´épisode est revenu dans la conversation, l´été 2005, à une terrasse de Paris, quand la journaliste Franziska Augstein interroge Jorge Semprún pour préparer un livre qui sera relu par Semprun et publié à Munich en 2008 : « Von Treue und Verrat. Jorge Semprún und sein Jahrhundert”, Munich, 2008 [traduction en espagnol : “Lealtad y traición. Jorge Semprún y su siglo”, Tusquets, Barcelona, 2010].
Semprún revient sur les conditions de détention à la prison d´Auxerre : Irène « avait été frappé de manière épouvantable, épouvantable ». Elle ne pouvait pas marcher. Les gardes français de la prison devaient la soutenir pour l´aider à monter les escaliers. « Après deux ou trois semaines, Irène avait vieilli de quinze années » (voir annexe III).
Semprún a aussi gardé le souvenir du moment passé à discuter avec Irène, devant sa cellule, grâce à la complicité d´un garde français. Irène met au courant Gérard/Jorge que la Gestapo a obtenu des informations sur son groupe par l´arrestation de Georges Vannereux, également incarcéré à la prison d´Auxerre. Vannereux sera condamné à mort et fusillé au champ de tir d´Egriselles, le 8 novembre 1943, un mois après le sabotage du train à la gare de Pontigny (voir aussi l´annexe II).
Dans « Exercices de survie », publié en 2012, une année après sa mort, Semprún se remémore sa conversation avec Henri Frager le chef du réseau de résistance Buckmaster-Jean Marie (SOE), arrêté le 2 juillet 1944 à Paris et déporté à Buchenwald, exécuté le 5 octobre 1944. La rencontre a eu lieu un dimanche après-midi, dans l´Arbeitsstatistik, à Buchenwald. Henri Frager confirme que l´arrestation et les tortures d´Irène et la sienne avaient été la conséquence de l´arrestation d´autres membres du maquis.
Dans un roman publié en 1986, « La Montagne blanche », Jorge Semprún fait le récit de deux journées d´avril 1982, en Normandie. Il parle des moments de sa propre vie avec les différentes facettes de peintre, d´écrivain et de metteur en scène. Sa participation au réseau Jean Marie Action et sa rencontre avec Henri Frager et Michel Herr, avant l´arrestation à Joigny, sont invoquées. Dans les dernières lignes du roman, le personnage évoque la « lumière de septembre sur le jardin de la Feld, à Joigny », avant de couler pour toujours (Voir Annexe V).
Dans « Exercices de survie » se retrouvent presque les mêmes circonstances et souvenirs qu´il avait vécu lors de l´arrestation : d´un côté, Irène garde son calme, un regard plein d´espoir, d´encouragement aussi ; de l´autre, la Gestapo qui s´acharnera rapidement sur les deux résistants (Annexe IV).
Finalement, à son retour à Paris, au printemps de l´année 1945, Michel Herr et Jorge Semprún se présentent dans la grange de la mère d´Irène, à Joigny. Irène « n’était pas revenue. Elle était morte à Bergen-Belsen, du typhus, quelques jours après l’arrivée des troupes anglaises. Sa mère nous avait donné à manger, dans la cuisine d’autrefois et dans la cave il flottait encore l’odeur tenace du plastic. Elle nous avait montré une coupure d’un journal local, racontant la mort d’Irène, à Bergen-Belsen » (Annexe V).
Annexe I. Arrestation de Semprún à Joigny, chez Irène
Le 8 octobre 1943, Jorge Semprún est arrêté à Joigny:
Le hasard, c’est que je me sois arrêté à Joigny, juste ce jour-là. Je rentrais de Laroche-Migennes, où j’avais essayé de reprendre contact avec le groupe qui avait fait sauter le train de munitions de Pontigny. En fait, j’aurais dû rejoindre directement Michel [Herr], à Paris. Le hasard, c’est que j’avais sommeil, que j’avais des nuits de sommeil en retard. Alors, je m’étais arrêté à Joigny, chez Irène. [Semprun, J., « Le grand voyage », page 187 Gallimard, Kindle Edition]:
Irène lui parle d´une voix calme, d´une voix douce : « C´est la Gestapo, Gérard », elle souriait [Ibid., page 233].
Annexe II. A la prison d´Auxerre : Irène, torturée, reste ferme et communique avec Semprún
A la prison d’Auxerre, Irène avait fait parvenir à Gérard un mot dans lequel Alain lui faisait savoir, racontait Irène, que « Londres l’autorisait à se mettre au service des Allemands, pour éviter de nouvelles tortures, tout en continuant à travailler pour « Buckmaster », dans ses nouvelles fonctions. « Vous me voyez en agent double ? » demandait Irène, et elle soulignait son mot d’un trait de crayon rageur. Cet Alain était un salaud, ça se voyait sur son visage » [Ibid., page 268].
- Lealtad y traición. Jorge Semprún y su siglo, Tusquets, Barcelona, 2010 [Von Treune und Vernut. Jorge Semprún und sein Jahrbuwndert, Munich, 2008].
Dans le Chapitre 4 – Torture, l´autrice rapporte une conversation avec Semprún, à Paris, à l´été 2005, sur les conditions de détention à la prison d´Auxerre, à l´automne 1943. Extraits des pages 136-137.
[…]
Desde su celda, podía ver cuándo conducían a Irène Rossel al interrogatorio y en qué estado regresaba.
– La golpearon de un modo espantoso, espantoso. Apenas podía caminar. Los guardias tenían que sostenerla para subir las escaleras. Yo me preguntaba: por Dios, ¿qué han hecho con ella? En la cara no mostraba huellas de golpes. Pero al cabo de dos, tres semanas, había envejecido quince años.
En los interrogatorios Semprún había declarado no conocerla, que lo habían detenido en su casa por pura casualidad. Le habían creído y no le habían interrogado más sobre ella. Un día consiguió cruzar unas palabras con ella:
– La prisión de Auxerre era muy primitiva. Las cárceles francesas todavía hoy son primitivas, entonces mucho más. Las celdas carecían de calefacción. En medio del edificio había una estufa que calentaba las galerías y las celdas: para este fin había un dispositivo que permitía atrancar las puertas de las celdas sin que encajasen en el marco, dejando una rendija abierta que permitiera entrar algo de calor. Los guardianes – la mayoría soldados veteranos, algo cansados – eran por lo general muy amables, bueno, eran humanos. Uno de ellos, cuando traía a Irène de regreso del interrogatorio, permitió en cierta ocasión que ella se acercase a mi celda y hablase conmigo a través de la rendija abierta. El guardián se alejó unos pasos. Al principio sonrió mientras cuchicheábamos, debía de resultarle gracioso. La Gestapo lo sabía todo, me dijo Irène, porque Fulano de Tal [1] había hablado. Yo le conté mi versión. Así continuamos unos minutos. Después el guardián se puso nervioso y se llevó a Irène. Para entonces ya habíamos abordado lo necesario. Entendido, bien, adieu. Eso fue todo.
Algo más tarde ella logró introducir a escondidas una carta en la celda de Semprún:
– Ella había recibido una noticia de Londres, del departamento de Buckmaster. Londres le había comunicado: si se veía en una situación apurada y la tortura amenazaba con matarla, debía aceptar la oferta de trabajar para los alemanes: “¡Acepte la oferta, pero díganoslo!”
Los alemanes intentaban reclutar a agentes enemigos. El consejo que recibió Irène Rossel era tan razonable como realista. Quien no aguanta la tortura es doblegado, con o sin permiso de Londres. Pero para Londres sería una ayuda saber si la persona en cuestión ya no era de confianza. Desde la perspectiva de Semprún, por el contrario, la situación era diferente: quien se declaraba dispuesto a colaborar con los alemanes ya tenía que probar su disposición arruinando a algunas personas. El plácet del departamento de Buckmaster le parecía a Semprún una licencia para la traición y casi una colaboración fáctica con los nazis. Hoy todavía lo enjuicia de la misma manera:
- Entre los servicios británicos y los alemanes había una especie de acuerdo tácito.
No se sabe si sus torturadores hicieron a Irène Rossel una oferta casi irrechazable. Si así fue, ella se negó. Fue deportada al campo de concentración de Ravensbrück y ya no llegó a ver la paz después de la guerra: murió de tifus en Bergen-Belsen, a los cuarenta y seis años, pocas semanas después de ser liberada del campo.
Irène Rossel no fue la única que recibió el mensaje de Londres de que podía venderse aparentemente a los alemanes […]
Annexe III. A Buchenwald: Irène dans les souvenirs d´une conversation avec Henri Frager
Dans « Exercices de survie », publié en 2012, après sa mort en juin 2011, Semprún revient sur les évènements qui se sont déroulées à Joigny, dans une conversation avec Henri Frager, un dimanche après-midi, dans la baraque de l´Arbeitsstatistik, à Buchenwald.
[Excercices de survie, pages 42-45, Collection Folio Gallimard, 2012]
Après un rappel de la discussion sur la torture que « Tancrède », un autre membre du groupe de Frager, avait eu à Paris avec Semprún, Frager aurait dit ainsi: « même sans connaître le détail de votre passage chez la Gestapo, j´en connais le résultat : personne n´a été arrêté à cause de vous, on n´a rien dû changer, ni les boîtes aux lettres, ni le système des rendez-vous de repêchage, ni les caches d´armes ! Impeccable, Gérard ! »
Et Alain ? Nous avons été obligés de l´exécuter. Alain aurait donné la maison d´Irène Chiot, selon Frager.
Alain était un des chefs régionaux de Jean Marie Action, c´est lui qui contrôlait le territoire où nous travaillions, Michel H. et moi. Et nous étions arrivés à la conviction qu´Alain était un traître. Infiltré dans le réseau depuis le début ? Arrêté par la Gestapo et retourné, à une date plus récente ? Agent double ? Quelle que fût l´incertitude sur le détail, un faisceau de signes convergents nous avait mis en garde, depuis quelque temps. Michel H. en avait déjà parlée avec « Paul » qui avait pris certaines mesures élémentaires de précaution mais hésitait encore à croire tout à fait à l´incroyable suspicion. Et puis, les dernières semaines avant mon arrestation, les preuves s’étaient soudain accumulées. Nous avions, en effet, réparti les derniers parachutages britanniques entre cinq dépôts de l´Armée secrète. Deux d´entre eux avaient été aussitôt découverts par la Gestapo : ceux dont s´était occupé Alain, lui tout seul. Les trois autres, dont Michel H. s´était occupé, avec mon aide, demeuraient sains et saufs. Ça pouvait être un hasard, certes : une chance sur mille, peut-être, et encore !
- Je l´ai abattu moi-même, murmure Frager.
Et il ajoute, en hochant la tête :
- Je me demande si ce n´est pas lui qui a conné la maison d´Irène Chiot, à Joigny, où vous avez été arrêté.
Il m´était arrivé de me poser la même question.
- Pas de chance, Gerard, m´avait dit Irène d´une voix douce et calme, nous avons la visite de la Gestapo !
C´était un an plus tôt, en septembre 1943, à Joigny. Dans le faubourg d´Epizy, plutôt, sur le chemin de halage.
La maison d´Irène Chiot était une ancienne ferme, avec plusieurs corps de bâtiment entourant une cour herbeuse. Il était midi, plus ou moins, l´avant-veille, on avait fait sauter un train de munitions de la Wehrmacht, à Pontigny, et l’un des gars de notre équipe avait disparu. J´étais allé à Laroche-Migennes où nous avions des appuis : planques, boîtes aux lettres, groupe de choc bien armé. Mais Georges V. demeurait introuvable, il n´y eut aucune possibilité renouer le contact. Certains indices laissaient même craindre qu´il eût été arrêté. Revenu à Epizy, après une nuit blanche, j´avais somnolé quelques heures, dans la chambre que j´occupais habituellement.
Il était donc midi, plus ou moins, je me réveillais, la bouche pâteuse. J´ai pensé à Georges V., disparu. Je me suis dirigé à travers la cour vers le bâtiment où se trouvait la cuisine : il fallait qu´Irène me prépare un café.
Mais voilà : nous avions la visite de la Gestapo.
J´ai entendu la voix d´Irène et j´ai vu un type de son côté, devant moi, en imperméable, qui avait gardé son chapeau sur la tête. Il a fait une sorte de grimace, en me voyant entrer, qui a découvert plein de dents en or dans sa bouche. Plus loin, une jeune femme, l´air terrifié. Mais j´ai senti une autre présence, plus proche, sur ma droite, un peu en arrière. Je me suis tourné vers celui-là, d´instinct, tout en essayant d´extraire rapidement le revolver que j´avais glissé dans ma ceinture à mon réveil.
Le regard d´Irène fut plein d´espoir, d´encouragement aussi. Sans doute était-elle ravie de voir que j´essayes de me défendre. Peut-être a-t-elle-même espéré que je réussirais, que je parviendrais à nous sortir de ce piège, en tirant le premier.
Mais le putain de revolver dont j´étais armé, ce jour-là-n ´était pas mon 11.45 habituel. C´était un révolver canadien dont on venait de nous parachuter quelques dizaines d´exemplaires et que je voulais mettre à l´essai, justement. Or ce putain de revolver nouveau avait un barillet plus volumineux, moins lisse que celui de mon Smith and Wesson habituel.
Je n´ai pas réussi à l´extraire, à l´empoigner, le barillet restait accroché à ma ceinture de cuir.
Annexe IV. Retour de Semprún à Joigny, avec Herr, rencontre avec la mère d´Irène
Au printemps de l´année de son retour, en 1945, Michel Herr et Jorge Semprún, roulent jusqu´à Joigny.
« A Joigny, Irène n’était pas revenue. Elle était morte à Bergen-Belsen, du typhus, quelques jours après l’arrivée des troupes anglaises. Sa mère nous avait donné à manger, dans la cuisine d’autrefois et dans la cave il flottait encore l’odeur tenace du plastic. Elle nous avait montré une coupure d’un journal local, racontant la mort d’Irène, à Bergen-Belsen » [« Le grand voyage », page 207, Gallimard, Kindle Edition].
Annexe V. La montagne blanche: “lumière de septembre sur le jardin de la Feld, à Joigny”
[…]
Toute la matinée avait été savoureuse. A 9 heures, il parcourait comme convenu l’avenue Niel, en face des Magasins Réunis, sur le trottoir des numéros impairs. Entre le 1 et le 7, pour être tout à fait précis. Il n’avait pas eu à faire deux fois le trajet. En face du numéro 5, il avait croisé Paul, l’Architecte, le patron de Jean-Marie-Action. Un peu plus loin, Mercier les avait rejoints.
La conversation avait été plaisante. Il semblait qu’à Londres on fût satisfait des premiers résultats du réseau. Buckmaster allait multiplier les moyens d’action. On allait vers la constitution d’une structure permanente, implantée régionalement, qui ne s’occuperait plus seulement de renseignement et de sabotages sélectifs. Mercier et lui, le moment venu, bientôt, avaient été choisis pour préparer la réception des parachutages d’armes, leur stockage et leur distribution, dans l’Yonne et la Côte-d’Or. Une réunion aurait lieu à Joigny, sans doute avant la fin de l’été, pour élaborer un plan d’action. Pendant qu’ils parlaient, il s’était amusé à essayer de repérer l’escorte de Paul. Probablement celui-ci bénéficiait-il d’une double protection. L’une, rapprochée, à portée utile d’un neuf millimètres ou de mitraillette sten démontée, débarrassée de sa crosse mobile. L’autre, plus éloignée, en deuxième échelon. [« La Montagne blanche », pp. 107-108, Gallimard, 1986, Kindle Edition]
[…]
Il suffoqua, se débattit, se souvint dans un éclair aveuglant de la baignoire de la Gestapo, s’efforça de rester calme, inerte, comme alors, pensa dans le feu de sa mémoire qu’alors c’était pour survivre, garder des forces, que c’était pour mourir, aujourd’hui, émergea de nouveau, crachant l’eau, la vase, retomba, épuisé, se souvint de Laurence, il avait parcouru avec elle tous les cycles de la vie, jusqu’au désamour, la trahison, désespérance, elle savait déjà, lui avait téléphoné à l’aube, mais où es-tu ? à Freneuse, je vais mourir, il n’y a rien d’autre à faire, j’ai reculé, triché, trompé mon monde, ça me rattrape, adieu, cri de Laurence, lumière de septembre sur le jardin de la Feld, à Joigny, il sut qu’il se noyait dans le fleuve de Patinir, Franca comprendrait un jour, pensa au lézard bleu des Faraglioni, se souvint du marronnier rose qui commençait à fleurir, l’avait contemplé un instant, en route vers le fleuve, sur la pente gazonnée, l’arbre lui survivrait, quel bonheur, fleurirait encore, le monde déploierait sans lui ses beautés, les femmes, coula au plus profond, ses poumons éclataient, pensa avec effroi qu’il ne laissait pas de traces de sa vie, vraies traces, vivantes, pas d’enfant, il aurait voulu, Nadine, sa nudité, cette nuit, trop tard, il coula pour toujours… L’eau du fleuve Styx l’emporta dans ses flots [Ibíd, pp. 309-310, fin du roman].
[1] Semprún n´a pas mentionné dans sa discussion avec F. Augstein le nom de Georges Vannereux. Dans « Exercices de survie », publié en 2012, JS revient sur Georges V. dans une conversation à Buchenwald (voir plus loin dans l´annexe III). Selon le MAITRON, https://fusilles-40-44.maitron.fr/?article162244, Georges Vannereux avait fait partie de l´équipe qu´avait saboté le train de munitions à la gare de Pontigny, la nuit du 6 au 7 octobre 1943. Le soir du 7 octobre, Vannereux quitta ses camarades pour se rendre à Saint-Florentin. Il fut arrêté à l´entrée de la ville par un barrage de Feldengendarmes. « Interrogé et torturé pendant plusieurs jours à Saint-Florentin et peut-être à Joigny, il fut incarcéré le 12 octobre à la prison d’Auxerre. Irène Chiot et Jorge Semprun, qui avaient été arrêtés le 8 octobre au domicile d’Irène Chiot, à Épizy, près de Joigny, furent eux aussi incarcérés à la prison d’Auxerre. Dans son roman « Le grand voyage », Jorge Semprun raconte y avoir été confronté avec Georges Vannereux (dénommé « Vacheron » dans le roman). Celui-ci fut condamné à mort par le tribunal FK 745 d’Auxerre, et fusillé au champ de tir d’Égriselles le 8 novembre 1943 ».